Dans un contexte de santé publique de plus en plus complexe, les entrepreneurs de la Health Tech ne savent plus où donner de la tête. Quatre entrepreneurs de l’e-santé qui ont su transformer leurs essais en solutions concrètes apportent leur éclairage.

En partenariat avec le cabinet Dechert, l’équipe Innovation & Santé de Décideurs a accueilli quatre entrepreneurs et dirigeants, Martin Dubuc, Hubert Chaperon, Yann Fleureau et Franck Le Ouay, respectivement chez Biogen, Owkin, Cardiologs et Lifen. Ensemble, ils ont partagé leurs expériences au cours d’une table ronde sur le thème "E-santé : la vision d’entrepreneurs avant-gardistes."

L’année 2022 : un nouvel environnement de financement

Alain Decombe, associé du cabinet Dechert et modérateur de l’évènement a lancé le débat sur les attentes des start-ups et investisseurs du secteur de l’e-santé. De fait, après une année 2021 au beau fixe, 2022 s’est avérée plus compliquée en matière de levée de fonds. Le co-fondateur et CEO de Lifen, Franck le Ouay, a ainsi conseillé aux entrepreneurs de se concentrer sur leur business et leurs liquidités : "Plutôt que l’optimisation de la valorisation, ce qui compte c’est le cash. On ne peut pas prendre des risques partout. Plus la levée de fonds est large, plus la liberté d’action est garantie." Sa première entreprise, Criteo, une plateforme de contenu marketing personnalisé, a vécu la crise de 2008 et a su la traverser. Ainsi, dans le contexte économique actuel, le CEO de la plateforme de communication médicale recommande d’être frugal et de gagner du temps. Aux entrepreneurs qui envisagent de recourir à la dette, il répond : "La dette peut être gérable, si on génère du cash. Ce qui est délicat pour une start-up en début de vie."

De l’importance de l’implantation

Si des entreprises se targuent d’exporter leurs business models sans heurt, Franck le Ouay souligne que toutes les innovations ne s’y prêtent pas : "Pour une solution d’infrastructure telle que Lifen, chaque pays a une réglementation très différente." Ainsi, il est difficile de passer d’un pays à l’autre. Yann Fleureau, co-fondateur et CEO de Cardiologs, qui utilise l’IA pour le diagnostic des troubles cardiovasculaires, n’a pas manqué de renchérir. Selon lui, commencer en France, puis tenter une implantation à l’étranger fonctionne rarement. Le marché français est trop spécifique. Les clients et les cash flows y sont très différents.

"La dette peut être gérable, si on génère du cash. Ce qui est délicat pour une start-up en début de vie."

Pas de côté vers l’Amérique du Nord ?

Alors que les Français tendent à regarder de haut le système de santé de l’Oncle Sam, qui repose sur la lucrativité et les volumes, de nombreuses start-ups envisagent une implantation aux États-Unis pour ces mêmes raisons. "La meilleure décision dans l’histoire de Cardiologs a été de commencer par le marché américain", affirme Yann Fleureau. Selon lui, lancer d’abord le produit commercialement en France puis tenter de répliquer le modèle à l’étranger est rarement la bonne stratégie lorsque l'on veut construire un leader mondial.

Celui qui a choisi d’adosser Cardiologs à l’industriel Philips s’explique : "Lorsqu’on a une innovation médicale, qui relève du diagnostic ou traitement d’une pathologie, le marché américain est incontournable. C’est le marché le plus rapide à adopter l’innovation, la financer et la faire émerger sur les marchés boursiers." Il rappelle qu’en matière clinique, les pathologies sont rarement limitées à un pays en particulier. S’il existe un marché en France, celui-ci est également présent aux États-Unis et dans le monde entier.

Bannière E santé vision des entrepreneurs vangardists

Développement d’un business model : comment bousculer les réticences ?

Certains CEO, particulièrement ceux dont l’entreprise dépend de technologies pointues, doivent s’armer de patience. Les dirigeants d’Owkin ont eu à remplir leur devoir d’éducation autour de l’IA. À ce titre, le COO de la licorne spécialisée dans la santé prédictive, Hubert Chaperon, enjoint les entrepreneurs à privilégier les éléments de preuve et autres proof of concept, "En partenariat avec des hôpitaux en France, Owkin a commencé par développer un modèle gratuit. En plus du crédit que cela nous conférait, nous avons publié nos avancées dans les meilleurs journaux scientifiques. Le régulateur était à l’écoute, puisque la FDA et l’EMA ont regardé nos résultats." Incontournables, ces autorités régulatrices font – et défont – les marchés. La FDA, en anglais Food and Drug Administration, agence fédérale américaine, atteste de la fiabilité et conformité des aliments, traitements et solutions thérapeutiques. Sur le Vieux Continent, l’Agence européenne des médicaments, "European Medicines Agency", suit les traitements thérapeutiques tout au long de leur cycle de vie. Entre autres, pour fournir les informations pertinentes aux professionnels et patients.

"Le marché américain est incontournable. C’est le marché le plus rapide à adopter l’innovation, la financer et la faire émerger sur les marchés boursiers." 

Au fil du parcours de soin, l’acculturation est toujours de mise. Le COO d’Owkin explique ainsi que pour réfuter les préjugés autour de la boîte noire de l’IA, "il a fallu donner aux pathologistes la possibilité de comprendre le modèle. Par exemple, sur une image, un protocole indiquera quelles zones précises ont étayé le pronostic de l’IA. Ainsi, les professionnels identifient les régions de l’image qui ont eu plus de poids dans la prédiction."

Selon Martin Dubuc, à la tête de Biogen Digital Health, l’entité dédiée à la santé digitale et personnalisée de l’entreprise de biotechnologies Biogen, pionnière en neurosciences, la légitimité d’une innovation sera de plus en plus corrélée aux retombées qu’elle génère : "Être capable de démontrer un modèle économique rentable, mais aussi les partenariats stratégiques sur l'échange de données et d'expertises scientifiques alliés aux statistiques technologiques de start-up, dit-il, est un équilibre idéal. " Cette fusion des expertises s’opère de plus en plus aux États-Unis, qui par ailleurs, accordent une importance toute particulière aux data sets, ou jeux de données. Martin Dubuc, dont l’entreprise lutte contre des troubles neurologiques, tels qu’Alzheimer et la maladie de Charcot, précise ainsi qu’"un jeu de données d’étude randomisée de phase 3 sur plusieurs milliers de patients plusieurs années durant coûte plusieurs centaines de millions à générer." D’une part, l’exemple illustre à quel point la santé digitale peut contribuer à réduire le temps et les coûts nécessaires aux études cliniques. D’autre part, le recourt au digital constitue un atout de taille en confortant l'expertise de son entreprise puisque les hôpitaux n’accèdent pas à des ressources de cet acabit.

Questions de motivation

Célébrés pour leurs performances, ces quatre intervenants ont également tenu à partager le découragement qui émaille l’aventure. On oublie souvent qu’aussi bien Cardiologs qu’Owkin ont franchi leurs quatre premières années sans générer de cash flow. Pour ceux qui n’ont pas eu la chance d’assister à la conférence, ou de l’écouter en replay, nous partageons la formule magique contre le spleen entrepreneurial : "Croyez-vous toujours dans votre vision ? Pensez-vous toujours être la meilleure personne pour l’accomplir ?" Si vous avez répondu par l’affirmative, vous êtes en bonne voie pour la suite.

Alexandra Bui