Depuis quelques années l’industrie tricolore est en pleine renaissance. La crise sanitaire pourrait casser ce dynamisme. Si le gouvernement semble avoir pris la mesure de la situation, il pourrait aller encore plus loin estime Anaïs Voy-Gillis.

Décideurs. Sur les deux dernières années, le nombre de créations d’emplois dans l’industrie en France est positif. Comment expliquer cette reprise après un long déclin ?

Anaïs Voy-Gillis est Docteure en géographie/géopolitique, spécialisée sur les questions industrielles françaises et européennes, Consultante au sein d’un cabinet spécialisé dans la transformation des entreprises en situation complexe. Elle a également coécrit avec Olivier Lluansi Vers la Renaissance industrielle (éditions Marie-B, collection lignes de repères) 

Anaïs Voy-Gillis : Le rapport Gallois de 2012 a marqué un tournant puisqu’il a clairement affirmé que, si la part de l’industrie dans le PIB tombait sous la barre des 10%, les conséquences pour la France seraient désastreuses sur bien des plans : souveraineté, perte de compétences, mais aussi hausse massive du chômage. Le chiffre est peu connu, mais on estime en général qu’un emploi dans l’industrie induit trois emplois indirects.

Des réformes structurelles ont donc été mises en place sous le quinquennat de François Hollande, notamment sous l’impulsion de Manuel Valls et d’Arnaud Montebourg. Pas moins de 34 plans industriels ont été déployés, le CICE a eu un effet certain. En revanche, les retombées de la réforme du marché du travail sont à relativiser. Emmanuel Macron et Édouard Philippe ont poursuivi cette politique de réindustrialisation en écoutant davantage les industriels et les pouvoirs publics. Ce qui a pu donner lieu à des initiatives telles que ChooseFrance qui permet aux investisseurs industriels de s’implanter plus facilement sur les territoires avec moins de tracasseries administratives et fiscales.

Quels sont les points forts de la France en matière industrielle ?

Traditionnellement, nous avons une vraie culture industrielle qui permet d’attirer de grands groupes comme Toyota à Valenciennes pour citer le cas le plus emblématique. De plus en plus, l’industrie devient "4.0" ; la maîtrise de l’Iot, de la robotique, ou du lean management devient cruciale. Pour être attractif, il est nécessaire d’innover et la France possède de très bonnes formations d’ingénieurs. Autre atout : nos grands groupes qui permettent d’irriguer le territoire d’emplois industriels et de faire vivre de nombreux fournisseurs et sous-traitants. Même s’ils pourraient potentiellement acheter bien plus en France et jouer un rôle plus important dans leur ecosystème. Nous pouvons également nous appuyer sur certains pôles d’excellence tels que la chimie, l’aéronautique, l’automobile ou encore le luxe. Malgré certaines clichés, la France est donc encore une puissance industrielle avec de nombreuses PME ou ETI peu connues mais leader dans leur domaine.

Malheureusement, il y a des ombres au tableau : une fiscalité lourde, une administration parfois peu agile, un dumping fiscal au niveau européen. Avec moins de liquidités, plus de doutes, moins d’agilité, nos entreprises ne peuvent pas suffisamment investir dans l’outil productif. Soulignons également que nous avons bien moins d’ETI que nos concurrents allemands et italiens, que nos entreprises de tech, ne grandissent pas suffisamment vite et que nous avons raté certains tournants technologiques.

Au-delà des politiques publiques, l’Hexagone a pu profiter d’une conjoncture internationale favorable, ce qui a permis aux industriels de remplir les carnets de commandes, d’avoir de la visibilité à moyen-terme et donc d’embaucher. Du moins jusqu’à la crise sanitaire.

"Si rien n'est fait, la crise sanitaire pourrait supprimer entre 187 000 et 463 000 emplois industriels"

Quelles seront les conséquences de la crise sanitaire pour l’industrie française ?

Elles ne seront véritablement connues que dans quelques mois. Les estimations avancées par PWC font état de 187 000 à 463 000 postes en moins dans l’industrie si des mesures fortes ne sont pas prises. Il existe un risque important de faillites, l’accès au crédit va devenir plus difficile alors que les entreprises ont plus que jamais besoin de se moderniser. Il y a un risque important de destruction des compétences et de perte de savoir-faire…

Le gouvernement a-t-il pris la mesure de la situation ?

Oui. Dans sa communication, il a bien diagnostiqué le problème et propose toute une série de mesures qui vont dans la bonne direction : du pack Rebond pour aider les entreprises en difficulté, aux plans sectoriels pour des secteurs les plus stratégiques comme l’aéronautique et l’automobile, en passant par les aides à la relocalisation.

Selon moi, il serait également efficace d’agir sur la demande. C’est bien beau de moderniser les sites, de préserver les compétences. Mais si personne n’achète les produits, l’initiative est quasi-vaine. Il serait également pertinent de conditionner les aides à des créations d’emplois sur le long terme pour éviter des "chasseurs de primes" comme c’est hélas le cas pour l’usine Smart d’Hambach.

"Investir dans le véhicule électrique c'est bien, mais il faut aussi sécuriser l'approvisionnement en métaux rares comme le lithium"

Au-delà d’un plan d’urgence, que pourrait faire l’exécutif ?

Dessiner une véritable stratégie industrielle avec de la hauteur de vue et la prise en compte de problématiques qui vont au-delà de l’industrie. C’est très bien de soutenir la construction d’usines de véhicules électriques. Mais, cela ne suffit pas. Pour construire les batteries, lithium et autres métaux rares sont nécessaires. Il faut accompagner la réflexion sur l’industrialisation par une stratégie géopolitique pour maîtriser notre approvisionnement en métaux rares et ne pas dépendre de certains pays comme la Chine. Il est également nécessaire d’adopter une stratégie pour penser et adopter les technologies de demain et les adopter dès maintenant.

Propos recueillis par Lucas Jakubowicz et Emmanuel Ojzerowicz