« En trente ans, nous avons divisé par trois le coût de la mise en orbite d’un satellite de télécommunications »
Décideurs. Comment se fait-il qu’une entreprise française domine aujourd’hui le marché des lancements de satellites commerciaux quand l’essentiel de la conquête spatiale a eu lieu aux États-Unis et en URSS au siècle dernier ?

Jean-Yves Le Gall. En 1973, la France et l’Allemagne développent conjointement un satellite de télécommunications, Symphonie. Si les États-Unis, qui sont les seuls à l’époque à disposer de lanceurs appropriés, acceptent de mettre sur orbite des satellites de recherche, il n’en va pas de même pour les satellites commerciaux. Résultat, la même année, la conférence ministérielle de Bruxelles entérine le programme Ariane. Le premier lancement aura lieu le 24 décembre 1979. Mais alors que développer un lanceur européen était une question de souveraineté, la question de la fréquence des lancements est apparue comme absolument centrale pour assurer la pérennité du programme. C’est ce qui a conduit à la création d’Arianespace, dont le développement a été accéléré par l’accident de la navette spatiale américaine en 1986. Près de trente ans plus tard, nous venons d’effectuer le 208e lancement d’Ariane, qui était aussi le 64e d’Ariane 5 et son 50e succès d’affilée.

Décideurs. Vous avez récemment diversifié votre offre de lancements. Comment la demande évolue-t-elle ?

J.-Y. Le G. La demande est tirée à la hausse pour plusieurs raisons. L’arrivée de la télévision directe haute définition et l’explosion du nombre de chaînes spécialisées, le développement rapide de l’Internet par satellite dans les pays qui ne disposent pas de réseaux classiques de télécommunications et, bien sûr, la massification de la téléphonie mobile. Les flux de données transportés sont absolument gigantesques et chaque année, 20 à 25 satellites de télécommunications géostationnaires doivent être mis sur orbite, dont plus de la moitié par Ariane 5 avec six à sept lancements par an. Les télécommunications connaissent un véritable boom dans les pays émergents : pour 2012, trois de nos contrats concernent la seule Amérique latine et trois autres, l’Asie Pacifique et le Moyen-Orient. Mais il y a aussi un nouveau marché pour le lancement de satellites plus légers destinés à l’observation de la Terre ou à la science. C’est pour cela que nous avons installé en Guyane, aux côtés d’Ariane 5, le lanceur russe Soyouz, qui effectue deux ou trois lancements par an. Au début de cette année, nous avons lancé pour la première fois Vega, notre dernier né, spécialement développé pour les charges utiles inférieures à une tonne. C’est d’ailleurs le seul lanceur de sa catégorie actuellement en production.

Décideurs. La Chine et l’Inde ont développé leurs propres programmes spatiaux. Vos nouveaux concurrents seront-ils issus des pays émergents ?

J.-Y. Le G. Nous parlons d’une industrie à forte intensité capitalistique, qui requiert des investissements extrêmement lourds sur des durées prolongées. Les barrières à l’entrée sont donc très élevées. En conséquence, le modèle n’est rentable que s’il s’industrialise et si les lancements sont suffisamment fréquents. Cela prend du temps. Le programme chinois, par exemple, se concentre sur l’envoi d’hommes dans l’espace et sur les applications militaires. L’ambition est plus politique qu’économique.

Décideurs. De nouveaux modèles économiques, y compris low cost, sont-ils susceptibles de modifier le paysage concurrentiel dans les années à venir ?
J.-Y. Le G. Il y a sur ce terrain beaucoup d’ambitions. Mais il y a loin de la coupe aux lèvres ! Jusqu’à maintenant, le low cost à proprement parler n’a jamais dépassé le stade des promesses : dès que l’on arrive à l’étape de la réalisation, les coûts explosent littéralement. Pour les dix à quinze ans qui viennent, je suis convaincu que la place centrale d’Arianespace est assurée, principalement du fait de la fiabilité de nos lanceurs. En trente ans, nous avons divisé par trois le coût de la mise en orbite d’un satellite de télécommunications. Il se situe aujourd’hui aux alentours de 20 000 dollars par kilo et il est difficile de passer sous cette barre sans nuire à la qualité du service.

Décideurs. À long terme, quelle est la stratégie d’Arianespace pour conserver sa place de numéro 1 sur le marché ?

J.-Y. Le G. En fait, au cours des trente années écoulées, nous avons su inventer une véritable industrie du service de lancement : à côté du lanceur, nous proposons à nos clients des financements, des assurances et des garanties que nous sommes les seuls à offrir. Nous nous engageons sur les délais, ce qui est d’une importance critique quand on sait qu’un satellite représente un investissement de plusieurs centaines de millions de dollars. Notre stratégie est donc d’innover constamment sur le plan du service. De leur côté, les gouvernements européens ont entamé une réflexion sur l’après-Ariane 5 pour définir le lanceur dont le marché aura besoin à l’horizon 2020-2025. Au niveau technique, les innovations les plus immédiates concerneront les systèmes d’intelligence embarqués et le maintien de la fiabilité. Mais il est en revanche peu probable qu’une révolution technologique concernant les moteurs et les carburants ait lieu dans les 25 prochaines années.