Le besoin de transition énergétique a favorisé l’essor du secteur des énergies renouvelables (EnR) dont les capex ont baissé au fil du temps, en particulier sur le segment des infrastructures. De nouvelles cibles sont apparues pour les acteurs du capital-investissement, désormais prêts à s’impliquer davantage. Le paysage des investisseurs se diversifie avec parfois des scénarii où fonds d’infrastructure, acteurs du capital-investissement et acteurs corporate se retrouvent en concurrence.

DÉCIDEURS. Quelles opportunités représente le secteur des énergies renouvelables (EnR) ? Observez-vous une segmentation forte avec des marchés et sous-marchés spécifiques ?

Nicola Di Giovanni. Actuellement, il existe un marché global de la transformation énergétique sur lequel opèrent fonds d’investissement et industriels que nous accompagnons en tant qu’avocats. Nous observons une spécialisation de nos clients sur tel ou tel marché. Dans leur grande majorité, les fonds ont commencé par faire de l’industriel avec des sectorisations dans le domaine des EnR. Certains se sont développés dans l’immobilier, tandis que d’autres ont privilégié la dette privée ou les infrastructures comme Antin ou Meridiam. Sans oublier les fonds multisectoriels qui décident de lever des véhicules ad hoc dédiés à la transition énergétique. Ce phénomène résulte de la combinaison de l’émergence d’acteurs comme Evergaz et de la dynamique politique et réglementaire très forte en matière de lutte contre le changement climatique.

"Dans leur grande majorité, les fonds ont commencé par faire de l’industriel avec des sectorisations dans le domaine des EnR" Nicola Di Giovanni

Romain Ohayon. Si l’on observe le segment smid-cap du private equity, le sujet énergétique n’apparaissait pas dans notre radar il y a encore quelques années. Le paysage était bâti autour des énergéticiens en prise directe avec le réseau et de quelques sociétés de services BtoB. Nous n’avions pas de producteurs d’énergie dans lesquels investir. L’essor de nouveaux types d’énergie a changé la donne. Ces nouveaux acteurs sont devenus des cibles potentielles pour ceux du capital-investissement car ils ont eu besoin des ressources financières des fonds pour émerger et croître, et passer du modèle de développeur pur à ceux des modèles IPP (« Independent Power Producer ») intégrant la production et les services annexes liés au fonctionnement du réseau. Ce phénomène a contribué à augmenter la visibilité des sujets de transition énergétique et a permis l’émergence d’équipes spécialisées comme celle d’Eiffel Essentiel.

Lelia Raynard. La logique des fonds d’investissement en matière de capital suit celle de l’industrie. Les EnR, en tant que telles, ont démarré en France à la fin du siècle dernier avec des tarifs très fortement subventionnés par les pouvoirs publics désireux de déployer une politique dynamique dans ce domaine. À l’époque, les capex étaient très élevés. Les tarifs de ­rachat l’étaient tout autant. Depuis, les prix de revient ont été divisés par 20. Le secteur s’est développé et les tarifs régulés ont suivi une courbe descendante. En parallèle, le marché financier a aussi pris conscience de l’intérêt de ces actifs. Ce sont les investissements dans les infrastructures qui ont démarré en premier. Les capex ont diminué et les tarifs régulés se sont rapprochés de façon croissante des tarifs de marché. Aujourd’hui, les deux courbes se sont croisées : les prix de marché sont plus élevés que les tarifs réglementés.

Pierre Boscher. Concernant les risques, les premiers projets dans l’éolien ou le solaire rencontraient des difficultés pour se financer et la perception du risque restait élevée au point d’obtenir un certain recul sur l’actif en exploitation. C’est à ce moment-là que les options de financement (dette et fonds propres) ont percé. Aujourd’hui, la situation a changé, notamment car le secteur est plus mature (technologie, savoir-faire, réglementation…). Les acteurs du capital-investissement sont désormais prêts à s’impliquer bien plus en amont dans la vie des projets, ce qui est une évolution majeure sur le plan de la prise de risque mais aussi de retour sur investissement à venir.

"Les acteurs du capital-investissement sont désormais prêts à s’impliquer bien plus en amont dans la vie des projets" Pierre Boscher

L. R. Initialement, ce sont les fonds d’infrastructure qui se lançaient dans le financement de projets aux tarifs régulés. Puis, les acteurs sont allés de plus en plus vers le risque commercial « marché ». La valeur s’est ensuite déplacée vers les développeurs. Dans ce cas, le fonds d’investissement qui opte pour un risque régulé gagnera un peu moins que celui qui a choisi le risque marché. À l’heure actuelle, c’est plutôt le propriétaire foncier qui a l’avantage en demandant des earn-out. En parallèle, on a pu observer des fonds d’infrastructure qui ont opté pour du tarif régulé, puis pour du tarif marché avant de glisser vers le private equity. Les acteurs du capital-investissement ont commencé de leur côté à s’intéresser aussi à cette classe d’actif.

Ces acteurs – fonds d’infra et acteur du PE – ont-ils gardé les mêmes cibles d’investissement ou ont-ils conservé leur prisme individuel spécifique ?

P. B. Il faut s’arrêter sur le rendement offert par ces actifs. Pour les actifs en exploitation sur les technologies matures, les rendements sont aujourd’hui très faibles. Pour maintenir un niveau de rendement adéquat, tous les acteurs ont été amenés à remonter vers le sourcing et le développement de projets. Pour les fonds, c’est aussi une façon de se démarquer de la concurrence en montrant leur capacité à faire fructifier le réservoir d’opportunités, actuel et à venir, d’un développeur. Dans certains cas, on voit que pour atteindre les niveaux de valorisation obtenus, une approche de valorisation perpétuelle a été privilégiée. Les projets en cours sont évidemment valorisés mais également le savoir-faire du développeur à alimenter et convertir son pipe de projets futurs.

R. O. La part de valeur intangible/tangible peut varier d’un opérateur à l’autre, entraînant un basculement vers le profil fonds d’infrastructure quand ce paramètre est important. Les rendements ont tendance à baisser, quand on a beaucoup d’actifs peu rentables en portefeuille qui tournent. À l’inverse, quand cette part tangible est faible et que le réservoir d’opportunités est important – et donc généralement peu avancé –, alors on retombe sur les risques liés au goodwill. Dans ce cas, le profil d’acteur intéressé sera plus le fonds ou le corporate. Néanmoins, il peut y avoir des situations où fonds d’infrastructure et acteurs du capital-investissement (ou corporate) se retrouvent en concurrence. Chez Eiffel investissement, nos opérations portent plus sur les développeurs. Dans le cas de producteurs d’énergie indépendants, il n’y a généralement que peu d’actifs. C’est plutôt le potentiel qu’on valorise dans ce cas en tant que fonds (structuration, développement des équipes) pour arriver à développer ces entreprises plus que leurs actifs.

N. D. G. La difficulté en l’occurrence est de conjuguer les exigences de rendement des acteurs du capital-investissement avec celles des entreprises du secteur des EnR dans lesquelles ils investissent et qui peuvent être soumises à des cadres tarifaires très régulés. Un fonds apporte certes de l’argent mais ceux qui réussissent le mieux ne s’arrêtent pas là : ils apportent un carnet d’adresses, un savoir-faire et un capital humain. Ils aident les entreprises à se structurer, à établir des reportings, à recruter. Les défis sont nombreux. Il y a des éléments antagonistes qui n’appellent pas forcément les fonds de private equity à faire de la transition énergétique. Pour les surmonter, ces derniers ne peuvent pas se contenter d’appliquer aux EnR des recettes acquises dans les secteurs du private equity historique.

Quel est l’apport d’un acteur du capital-investissement par rapport à un fonds d’infrastructure ? Quelles sont leurs forces et faiblesses respectives ?

R. O. Il y a des situations où le private equity fait sens. Je pense notamment au business model de la toiture solaire qui nécessite de forts investissements en matière de ressources humaines et de maîtrise du process technique dans un cadre industriel exigeant. Produire 50 MwH en toiture ou en centrale au sol, ce n’est pas du tout la même chose, que ce soit sur le plan de l’organisation ou de la démarche ­entrepreneuriale. Certains business models dans les EnR sont compatibles avec le capital-investissement classique, c’est-à-dire au sens « non infra ». Je pense notamment à l’une de nos participations. Nous y avons investi dans le cadre d’un spin-off sur un développeur qui n’avait pas trop d’actifs. Nous avons assuré son financement puis son développement. À l’inverse, sur certaines opérations, des fonds infras seront plus adaptés car le rendement global ne sera pas adapté à nos attentes de rendement. Tous les projets ne sont donc pas éligibles à un montage de private equity classique.

"Certains business models dans les EnR sont compatibles avec le capital-investissement classique, c’est-à-dire au sens non infra" Romain Ohayon

P. B. La capacité à monter des financements bancaires très compétitifs s’est développée au fil du temps. Certaines institutions sont très friandes de ce type de montage et peuvent offrir aux développeurs de projets EnR des conditions aussi avantageuses que dans le cas de gros financements corporate. Et ce, même à des niveaux de taille modeste. Nous travaillons assez peu sur les dossiers d’actifs purs, nous nous concentrons plutôt sur les dossiers corporate. Mais parfois, il est compliqué de classer les candidats. Apex Energies développe, finance, construit et exploite des centrales solaires sur toiture et au sol à travers la France. Quand cette société ouvre son capital à 90 % à Macquarie Asset Management pour une valorisation très élevée, on peut se demander s’il s’agit « d’infra » ou du « PE corporate ». Certains acteurs peuvent s’autoriser un peu de PE corporate pour grandir vite en taille, par exemple, plutôt que d’accumuler des actifs avec le risque d’une certaine passivité vis-à-vis de leurs LPs, notamment en matière de retour sur investissement.

R. O. Eiffel Gaz Vert est positionné sur un rendement de quasi-equity. Les besoins initiaux en financement de dette de SPV cèdent au fil du temps la place à des demandes en equity ou quasi-equity sur le « Corporate », car il est nécessaire de faire preuve d’agilité en raison de la relative jeunesse de cette filière en pleine mutation. Les modèles de financement peuvent ainsi concerner des actifs mais aussi parfois des éléments dont la valeur est plus intangible Il est probable que d’ici 10 à 15 ans, nous reviendrons à des normes plus proches de celles du capital-investissement.

N. D. G. À l’instar des producteurs d’énergie, le métier côté investisseurs est en pleine transformation. Les fonds d’infra se sont positionnés sur le marché il y a déjà une dizaine d’années. L’industrie du capital-investissement a besoin de déployer les volumes de liquidités très importants qu’elle draine. Le fait de voir émerger une nouvelle classe d’actifs couplée à une dynamique ESG va entraîner une maturation du secteur, avec des distinctions plus claires. Mais tout cela va prendre du temps. Les acteurs de la transition énergétique comme Eiffel ou Five Arrows recrutent des professionnels du private equity pour appliquer ce savoir-faire spécifique à certains projets.

L. R. Les risques et la prédictibilité des flux diffèrent. Sur un véritable actif infra, on aura un risque de productible ou « in risque traffic », mais il y aura beaucoup plus de visibilité qu’en private equity en matière de production, de demande et de tarif notamment. Cette prédictibilité permet de structurer les deals infra avec des leviers élevés. En revanche, sur du private equity, celle-ci est beaucoup plus fragile. Il faut alors veiller au niveau de levier appliqué dans le cas de deals à la frontière entre infrastructure et private equity.

R. O. Il me semble que les fonds « d’infra » ont tendance à déborder sur le private equity. Si les rendements ne sont pas au rendez-vous pour un fonds de capital-investissement, il va vite s’écarter du sujet. Le principal enjeu de création de valeur doit rester la croissance de l’activité d’une participation et non le levier financier appliqué dans le montage.

L. R. Il est vrai que ce sont plutôt les fonds d’infrastructure qui migrent vers le private equity. Un phénomène favorisé par le faible niveau des taux actuel. Le taux de rémunération des actifs brownfield est relativement faible, tandis que sur les projets greenfield, le risque de construction est peu ­rémunérateur. Les fonds d’infra migrent donc petit à petit vers le corporate.

"Ce sont plutôt les fonds d’infrastructure qui migrent vers le private equity. Un phénomène favorisé par le faible niveau des taux actuel" Lelia Raynard

Les rendements que peuvent attendre les LPs de fonds d’infra et de fonds de capital-investissement sont de quel ordre ?

L. R. Dans le secteur des infrastructures, c’est très variable. Les rendements apportés par les projets brownfield, où l’on retrouvera des assureurs ou bien des industriels ayant des intérêts opérationnels, sont largement inférieurs à ceux de projets innovants comme les bornes électriques ou les projets hydrogène.

R. O. Nos rendements sur Eiffel Essentiel sont ceux que l’on rencontre dans les fonds de buy-out/développement classiques.

P. B. Mais si cette performance est obtenue avec un engagement environnemental positif, c’est un atout pour les LPs qui peuvent en contrepartie se montrer parfois moins exigeants en matière de taux de rendement minimum.

Frédéric Flipo. Les fonds d’investissement peuvent très bien acheter des actifs régulés en fin de vie avec des rendements faibles, voire très faibles en faisant le pari de les revendre à des corporate qui voudront ainsi s’assurer pour leur bénéfice un coût de l’énergie abordable, sans doute même inférieur au prix du marché.

"Les fonds d’investissement peuvent très bien acheter des actifs régulés en fin de vie avec des rendements faibles, voire très faibles " Frédéric Flipo

Y a-t-il de plus en plus de consortiums PE/fonds d’infra qui se montent sur le marché ?

R. O. Oui, on en voit régulièrement, même si l’hybridation a des limites qui tiennent à la nature des actifs plus ou moins lourds à financer. Certains besoins peuvent être mieux abordés par les fonds d’infra que par les acteurs du private equity et vice-versa. Mais, techniquement, cela ne se structurera pas de la même manière non plus.

P. B. On voit parfois des attelages originaux où des fonds d’infra vont s’allier à de gros énergéticiens qui, eux, ont besoin de prouver qu’ils mettent de la capacité sur le marché. Certains ont même fait des offres en consortium pour acheter des développeurs et resyndiquer une partie de l’equity sur les actifs opérationnels et à venir sous-jacents. Dans cette configuration, le gros corporate se substitue en quelque sorte au capital-investisseur, tout en apportant son savoir-faire industriel. De son côté, le fonds d’infra sait qu’il peut s’appuyer sur un partenaire aux reins solides, qui va lui apporter un flux récurrent d’actifs largement dérisqués.

Compte tenu de la compétition actuelle pour obtenir de l’exposition ENR, les corporate n’arrivent plus à faire de plus-value significative sur la revente des actifs opérationnels, comme cela pouvait encore être le cas en 2018-2019. Notons cependant que les développeurs ont plutôt une mentalité start-up ; ils n’ont pas nécessairement envie de se rapprocher d’un grand groupe.

Comment éviter le risque environnemental ?

F. F. Nous avons été amenés à reprendre des actifs sous-exploités. Dans ce cadre, les assureurs avaient fixé un plafond de 20 M€ en matière de couverture des risques environnementaux. Or, dans la garantie de passif (GAP), ce risque peut ne correspondre qu’à une très petite fraction d’une telle somme. C’est un problème.

N. D. G. Le risque environnemental jamais plafonné est le sujet business le plus problématique car le vendeur veut logiquement s’en affranchir tandis que l’acheteur souhaite s’en couvrir. On peut l’inclure de façon générique dans la GAP mais c’est souvent insuffisant en raison des provisions très limitées. Juridiquement, la protection de l’acheteur dans le cadre de la GAP est différente des enjeux dans le cas d’un fonds. Les problématiques sociales sont différentes, mais celles liées à la protection de l’environnement sont beaucoup plus fortes. Dans le cas d’un corporate comme Evergaz, cela veut dire que les audits techniques, notamment, sont extrêmement poussés. En cas de défaillance, le risque d’image aussi est incalculable. Il est important dans ce type de situation de bien comprendre la nature des actifs sous-jacents et d’adapter la rédaction des clauses contractuelles en la rendant aussi précise et fine que possible en fonction de la réglementation environnementale applicable. Aux États-Unis, au Royaume-Uni et en Scandinavie, on voit de plus en plus des assurances de garantie de passif dans les opérations de private equity mais les assureurs refusent d’assurer le risque environnemental souvent incommensurable, même avec une augmentation de la prime. On observe le même phénomène de recours aux assurances de GAP en France mais de façon moins développée.

Propos recueillis par Alexis Valero et Emmanuelle Serrano