PDG de Best Buy de 2012 à 2020, Hubert Joly a redressé le groupe de vente de matériel électronique d’une main de maître. Son credo ? Libérer la magie humaine. Le Français partage désormais sa vision de l’entreprise, en tant que professeur à Harvard et au sein de HEC où il a fondé la chaire consacrée à la quête de sens. Son livre L’entreprise, une affaire de cœur, déjà écoulé à plus de 50 000 exemplaires aux États-Unis, paraissait le 27 janvier dans sa langue maternelle.

Décideurs. Dans votre livre, vous expliquez que votre rapport à l’entreprise et le sens que vous donnez à sa mission a évolué. Quel a été l’élément déclencheur de cette prise de conscience qu’il fallait aller vers une société plus humaine ?

Hubert Joly. C’est le fruit d’un cheminement. Il y a trente ans, deux moines m’ont demandé d’écrire avec eux un article dans une revue de théologie et de philosophie sur le sens du travail. En parcourant les occurrences du travail dans la Bible, j’ai vu qu’on avait le choix : voir le travail comme une punition car quelqu’un a fauté au paradis ; le considérer comme quelque chose que l’on fait pour faire ce qui nous plaît vraiment, c’est-à-dire les loisirs. Ou bien estimer que le travail est un moyen à travers lequel l’homme peut s’accomplir et donner du sens à sa vie. Car, au cœur de l’homme, il y a une chose universelle : le désir de faire du bien à autrui. Le travail peut être un moyen d’accomplir ce désir. J’aime beaucoup citer le poète Khalil Gibran qui affirme que "le travail est de l’amour rendu visible".

Vous avez également été inspiré par vos propres expériences au travail…

À l’époque où je travaillais chez McKinsey, un de mes clients, Jean-Marie Descarpentries, directeur général de Honeywell Bull, m’avait déclaré que la finalité de l’entreprise n’est pas le profit. L’entreprise, ce sont trois impératifs : un impératif humain, un impératif business (il faut avoir des clients satisfaits) et un impératif financier. L’excellence sur l’impératif humain impacte l’impératif business qui, lui-même, se traduit en bons résultats financiers. Souvent, on se trompe parce qu’on focalise sur les résultats, plutôt que sur les moyens. Un peu comme si la seule chose qui intéressait votre médecin, c’est votre température, plutôt que votre santé. Autre moment marquant pour moi : il y a vingt ans, je travaillais chez Universal. J’avais atteint un sommet et, pourtant, je constatais qu’il n’y avait pas de joie. Il n’y avait pas de sens, c’était aride. J’ai eu ma crise de milieu de vie. Ce qui m’a incité à me replonger sur le sens de ma vie et le sens que je souhaitais lui donner. Je suis arrivé à l’idée que l’activité économique est forcément au service du bien commun et des hommes. Et la quête de sens individuelle est au fondement de la quête de sens de l’entreprise.

"On ne peut pas gérer une entreprise si la planète est en feu"

Ce qui n’est pas le cas aujourd’hui ?

Le monde tel qu’il existe ne marche pas. Il y a une crise sanitaire, une crise économique, une crise sociétale, une bombe à retardement environnementale… Ça ne marche pas ! Et la définition de la folie d’après Albert Einstein, c’est de faire toujours la même chose et d’en attendre un résultat différent. On ne peut pas gérer une entreprise si la planète est en feu. Comme la crédibilité des gouvernements pour résoudre les problèmes diminue, les entreprises ont aujourd’hui l’impératif de faire de leur mieux pour répondre aux sujets qui sont en dehors de leurs quatre murs.

Pourquoi pensez-vous, plus jeune, être parti sur de "mauvaises bases" ?

Je suis un pur produit du système éducatif français, qui met l’accent sur l’intelligence et le cerveau gauche. On vivait dans un monde où le patron était le type le plus intelligent dans la salle et disait aux autres ce qu’il fallait faire. Il y a eu une financiarisation de l’économie à la suite de Milton Friedman, en septembre 1970, et pour qui la seule responsabilité sociale de l’entreprise, c’est le profit. Tout le monde a oublié le contexte dans lequel il l’a affirmé mais a gardé à l’esprit que c’est la seule chose qui compte. Bien sûr, les idées que je développe ne datent pas d’il y a deux ans. Je cite Aristote ou encore Saint-Thomas d’Aquin et les entreprises responsables, humaines existaient bien avant moi. Néanmoins, la pensée dominante n’allait pas dans le bon sens.

Donc le profit est seulement un résultat ?

Oui. À Harvard, où j’enseigne, un des travaux que l’on demande aux nouveaux PDG qui viennent en séminaire, consiste en la rédaction de leur discours de départ à la retraite. Aucun ne déclare, "j’ai multiplié le cours de Bourse par 10". Si, quand je suis arrivé à la tête de Best Buy, j’avais dit "vous allez voir on va doubler le profit", personne n’aurait été intéressé. Ce n’est pas comme cela que l’on libère la magie humaine.

Qu’est-ce qu’un bon leader alors ?

Le leader est un jardinier. Pour que les graines poussent, il faut que le terrain soit fertile. Pour cela, il faut désapprendre le management top-down et les bonus. Des travaux de recherche montrent que les incitations financières détériorent la performance. Et si vous traitez les gens comme des ânes, avec carotte et bâton, ils vont se comporter comme des ânes. Il faut que chacun arrive à connecter ce qui l’anime dans sa vie avec le sens de son travail. Il faut créer des relations humaines authentiques, les conditions de l’autonomie, un environnement dans lequel les personnes se sentent en sécurité et où ils peuvent grandir. Être un coach. Cela demande de l’authenticité, de la vulnérabilité, de l’empathie. L’inverse du leader super-héros.

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Dans votre livre, vous citez un sondage de l’ADP Research Institute, réalisé dans dix-neuf pays, qui révèle que seulement 16 % des salariés sont "complètement investis" dans leur travail. Le coût de cette "épidémie de démotivation" est estimé à 7 000 milliards de dollars. Comment ces chiffres résonnent en vous ?

Pour moi, ils ont une réalité très personnelle. Quand j’avais 15-16 ans, j’ai travaillé durant l’été pour m’acheter une bicyclette. Je mettais des étiquettes de prix sur des boîtes de conserve dans un hypermarché. Ce que je faisais n’avait aucun sens. C’était un travail purement mécanique, je n’ai jamais vu un manager qui s’intéressait à moi. Au bout de quinze jours, j’ai été percuté par un porte-palette et mis en arrêt maladie. J’étais au paradis puisque j’étais payé à ne rien faire. À l’époque, je me suis dit : "Il faut que je m’en souvienne pour le reste de ma vie." Car qu’est-ce qui peut se passer si l’ensemble des collaborateurs, au contact des clients notamment, ont une espèce de feu intérieur qui les habite et leur donne l’envie et la possibilité de faire des choses extraordinaires ? On peut imaginer l’impact sur les résultats !

"On a créé un environnement dans lequel 100 000 personnes ont envie de rendre d’autres personnes heureuses"

Concrètement, à quoi cela peut ressembler chez Best Buy ?

Quand j’ai pris les rênes du groupe, tout le monde pensait qu’on allait mourir, notamment à cause du développement d’Amazon. En réalité, c’était à cause de la qualité de service dans les magasins qui s’était détériorée. Les vendeurs n’étaient pas très engagés. Au bout de quelques années de travail, une histoire m’est remontée. Un jour, dans l’un de nos magasins de Floride, un petit garçon qui avait reçu à Noël une figurine de dinosaure, est venu avec sa maman car son dinosaure était malade, sa tête était déconnectée du corps. L’enfant voulait que l’on guérisse son dinosaure. Deux Blue Shirts, des vendeurs, ont pris le jouet et ont mené derrière le comptoir une opération pour le guérir. Évidemment ils lui ont substitué un dinosaure neuf. Imaginez le bonheur du petit garçon ! Est-ce que vous pensez qu’il y a une procédure chez Best Buy sur la gestion des jouets malades ? Voire un mémo du PDG ? Les vendeurs ont trouvé dans leur cœur cette envie de créer du bonheur. Et ils ont senti qu’ils avaient la liberté de le faire.

Qu’est-ce que cela dit de l’entreprise ?

J’ai appris cette histoire au moment où nos ventes s’accéléraient de manière quasi irrationnelle. Je me suis dit, "c’est ça qui est en train de se passer". On a créé un environnement dans lequel 100 000 personnes ont envie de rendre d’autres personnes heureuses.

Comment définit-on la raison d’être d’une entreprise ?

La mission d’une entreprise, sa raison d’être, se trouve à l’intersection de quatre cercles : de quoi le monde a besoin, quelles sont les compétences uniques que j’ai en tant qu’entreprise, quels sont les sujets qui me passionnent et comment je peux gagner de l’argent ? Elle doit être authentique et crédible. Ce qui n’est pas simple !

Comment avez-vous fait pour que votre raison d’être soit comprise de vos équipes ?

En France, tout le monde se précipite pour communiquer sur sa raison d’être. Grave erreur ! Imaginez, vous travailliez chez Best Buy il y a quatre ans et on vous dit : notre nouvelle raison d’être, c’est d’enrichir la vie des gens grâce à la technologie. Vous auriez répondu : vous êtes bien sympa mais qu’est-ce que vous voulez qu’on fasse ? Il y a tout un travail à mener dans deux directions. Faire de la raison d’être la pierre angulaire de la stratégie. Et faire que chacun puisse s’inscrire dans cette histoire. Plutôt que de communiquer dessus, une de nos équipes a eu l’idée d’organiser une formation dans nos magasins. On a travaillé en petits groupes pour se raconter notre histoire et l’histoire d’un ami inspirant dans notre vie. Une jeune femme nous explique qu’elle a eu une relation de couple difficile et que Best Buy est devenu sa famille. Tout à coup, je ne la vois plus comme une salariée mais comme un être humain. Ce qu’on cherche à faire : c’est se considérer les uns les autres, et nos clients, comme des êtres humains et comme si on était un ami inspirant pour eux. Tout le monde comprend ça. Mais il est difficile d’arriver à cette simplicité existentielle.

Propos recueillis par Olivia Vignaud