Le commissaire européen est l'architecte du "monde d'après" rêvé par l'UE. Missions principales ? Obtenir une souveraineté technologique et faire émerger des géants rivalisant avec les Gafam et les Batx.

Pour certains, la France perd de l'influence au sein de l'UE. Pourtant, le commissaire au rôle le plus important des 27 est le parisien Thierry Breton. Depuis la mise en place des plans de relance, l'ancien ministre fait feu de tout bois : déplacements, prises de parole, lobbying. De quoi, espère-il, faire de l'union un champion de la tech mondiale. 

Retard à combler

Depuis son entrée en fonction le 1er décembre 2019, Thierry Breton a sous sa responsabilité la politique industrielle, le marché intérieur, la défense et l’espace. "Ce poste constitue une rupture dans l’histoire de l’Union européenne puisque, pour la première fois, les enjeux de défense, d’industrie et de recherche sont liés", souligne Samuel Faure, maître de conférences à Sciences Po Saint-Germain, qui estime que l’Union européenne est contrainte de développer sa capacité technologique et militaire "pour peser réellement face aux États-Unis et à la Chine, tout en rattrapant son retard lié à un manque de volonté politique plus qu’à des questions de moyens". La France, qui pèse de tout son poids pour développer une recherche et une force militaire à l’échelle du Vieux Continent, voit donc son souhait entendu par les autres pays membres.

À Thierry Breton de développer, notamment, des Gafa européens, un appareil militaro-industriel, une stratégie en matière d’IA, d’informatique quantique, de politique spatiale ou encore de cybersécurité. Un chantier énorme mais nécessaire. "Enfin, la recherche et la défense ne seront plus les parents pauvres de l’Union", estime Didier Georgakakis, enseignant au Collège de Bruges et auteur de La Fonction publique européenne. Le spécialiste se félicite que, désormais, un dirigeant communautaire soit capable "d’actionner plusieurs leviers auparavant inexistants ou divisés entre plusieurs portefeuilles ».

Entrepreneur de choc

Une tâche faite sur mesure pour cet ingénieur de 66 ans qui présente un parcours professionnel centré sur la tech. En 1984, alors qu’il n’a que 29 ans, il publie Softwar, thriller qui narre une guerre informatique entre Américains et Soviétiques. Il s’en vendra un million et demi d’exemplaires.

"Pour la première fois, les enjeux de recherche, de défense et de marché intérieur sont liés"

Plus que ses talents d’auteur, c’est son parcours d’entrepreneur qui fait du commissaire français l’homme de la situation. En 1997, il prend la tête d’un Thomson moribond qu’il redresse en repositionnant le groupe sur les nouvelles technologies. Sa seconde mission s’avérera encore plus périlleuse. En 2002, il est nommé PDG de France Télécom, alors au bord du précipice. Qu’importe, en trois ans, il triple le cours de l’action et transforme un géant public sclérosé en groupe de taille mondiale, devenu un acteur de poids dans le mobile et internet. De quoi attirer l’attention de Jean-Pierre Raffarin qui nomme ce centriste libéral à Bercy en 2005, poste qu’il conservera durant deux ans. Il s’y illustre notamment en amorçant la transformation digitale de l’État.

Le couronnement de sa carrière est sans nul doute les onze années passées à la tête d’Atos qu’il intègre en 2008. Sous sa direction, le groupe spécialisé dans les services et la sécurité informatique passe de 50 000 à 120 000 collaborateurs, tandis que le chiffre d’affaires qui était de 5 milliards d’euros en 2008 dépasse les 13 milliards à son départ (depuis peu le groupe a quitté le Cac40, remplacé par Eurofins Scientific). Ce développement exceptionnel passe par une croissance externe, notamment l’acquisition de la branche informatique de l’allemand Siemens en 2011, mais aussi par un effort en matière de R&D. C’est ainsi que, depuis 2016, Atos mène des recherches en informatique quantique et joue dans la même catégorie que les poids lourds américains comme IBM.

L’homme de la situation ?

Capacité à obtenir des résultats rapidement, à agir à l’échelle européenne, connaissance des enjeux techniques, maîtrise de l’anglais et de l’allemand… Autant d’atouts qui font de Thierry Breton un homme taillé pour un poste où "son passé de ministre, ses réseaux et sa connaissance de l’industrie et des start-up le rendent incontestable", estime Didier Georgakakis.

Petit bémol toutefois, sa méconnaissance totale des enjeux militaires ce qui fait dire à Samuel Faure "qu’il va devoir bien s’entourer, faire preuve d’humilité et d’agilité". Toutefois, c’est surtout sur sa capacité à bâtir une industrie de l’armement européenne qu’il est le plus attendu. Ses connaissances des techniques de combat ou du fonctionnement d’une armée passent au second plan.

Élargir l’influence française

Sur le plan politique, cette nomination couronne la stratégie d’influence d’Emmanuel Macron qui a réussi à faire revenir la France au premier plan des institutions européennes après des années de vaches maigres. "En contribuant à écarter Manfred Weber de la tête de la Commission, le Président a indirectement été l’artisan de l’arrivée d’Ursula von der Leyen qui lui doit beaucoup", souligne Didier Georgakakis. Au Parlement, le mouvement libéral Renew, dans lequel les macronistes constituent la principale force, est un groupe pivot, tandis que les délicates négociations sur le Brexit ont été menées par Michel Barnier qui lorgne désormais vers l'Elysée. Enfin, au sein de la Commission, Thierry Breton occupe l’un des postes les plus stratégiques puisqu’il touche à l’économie et à la souveraineté.

Pour ne rien gâcher, le néo-commissaire est parfaitement "Macron-compatible". Sur le plan politique, il commence sa carrière dans le sillage du centriste René Monory puis doit son entrée à Bercy en 2005 à Jean-Pierre Raffarin qui soutient désormais le président de la République. Thierry Breton a sans ambiguïté appelé à voter LREM au second tour de la présidentielle puis n’a tenu aucun propos critiques contre la majorité depuis 2017. Son profil de dirigeant efficace lui confère, en outre, un aspect "société civile" et "homme efficace" très prisé en Macronie. Didier Georgakakis n’hésite donc pas à affirmer qu’avec cette nomination, "Emmanuel Macron s’en sort très bien, surtout dans un contexte où son bord politique manque cruellement de ressources humaines, c’est à dire de profils expérimentés".

Atypique ?

Pourtant, dans les couloirs de la Commission européenne, le parcours de Thierry Breton peut sembler atypique. "Traditionnellement, les commissaires européens ont deux grands types de parcours », explique Didier Georgakakis pour qui « ils peuvent être soit des poids lourds nationaux, cas assez répandus dans l’ancienne commission Barroso, soit des spécialistes de l’Union européenne par exemple d’anciens députés européens ou commissaires, ce qui est la tendance de la commission von der Leyen". Tous peuvent se prévaloir d’une connaissance très précise des arcanes communautaires, contrairement à Thierry Breton, "même si ses deux années passées à Bercy lui ont permis de siéger à l’Eurogroupe, ce qui ne le rend pas si novice que cela", nuance Samuel Faure.

Mais c’est surtout son passé d’entrepreneur qui rend sa nomination détonnante. "Traditionnellement, les profils issus du privé sont explosifs car ils peuvent facilement être suspectés de conflits d’intérêts, ce que les députés, de plus en plus attachés à l’éthique, n’acceptent plus", pointe Didier Georgakakis. Or, ces derniers ont encore en mémoire les déboires de Nelly Kroes, commissaire européenne à la concurrence dont la probité a été remise en question suite à son passé d’administratrice de nombreuses entreprises.

Pour couper le pied à ses détracteurs et valider sa candidature, Thierry Breton s’est efforcé de donner des gages en cédant ses actions Atos et en quittant ses mandats exercés dans les conseils d’administration de Worldline, Carrefour ou encore Sonatel, opérateur téléphonique sénégalais. De quoi lui permettre de devenir le premier grand patron commissaire. 

Lucas Jakubowicz