Il peut sembler paradoxal d’envisager les données génétiques comme une zone de non-droit où règnerait la loi du plus fort alors qu’elles bénéficient en France d’un statut juridique très protecteur. Pourtant, cette terra incognita, longtemps inaccessible, ignorée et secrète, fait aujourd’hui l’objet d’une appropriation en vue de sa valorisation et de sa monétisation via la mise en place de circuits marchands.

La  collecte,  le  traitement  et  l’exploitation  des  données  génétiques sont pleinement saisis par le droit français. En application du sacro-saint principe de non-commercialisation du corps humain, le Code civil les interdit (1) sauf  exceptions  strictement  réglementées  (ordonnance médicale,  injonction  judiciaire ou projet  de recherche strictement défini) (2). Le  non-respect  de ces  dispositions  est  passible  de peines d’emprisonnement  et  d’amende (3). De  même, à  la lumière des lois sur  la protection des données à caractère personnel (4), le traitement des données génétiques (5),  à  l’instar  de  toute  donnée sensible, est en principe interdit, même si certaines exceptions existent (6). Il est également  communément  admis  en droit français que les données personnelles sont hors commerce et ne peuvent donc être  monnayées.

Pourtant, et c’est là que se trouve le paradoxe, malgré les interdictions de  principe  et  les  garde-fous  légaux français, de nombreuses sociétés commerciales proposent sur Internet directement  aux consommateurs,  depuis plusieurs  années  maintenant,  sans prescrition médicale, moyennant le paiement de quelques dizaines ou  centaines d'euros, des  tests  à  visée  généalogique  et des tests de pronostic médical afin d’en savoir plus sur son hérédité, ses origines et ses maladies réelles ou potentielles. 

"Les offres de génétique ludique et récréative prolifèrent sur Internet et sont en constante augmentation."

Le mode opératoire ne varie guère : la personne commande sur le site Internet de la société un kit de prélèvement. À l’aide de cet outil, elle va prélever  ellemême un cheveu, quelques gouttes de sang, un échantillon buccal, etc., et l’envoyer à la société qui se chargera de l’analyser et de lui renvoyer les résultats par La Poste, par e-mail ou sur Internet. Ces tests  sont  en  constante  augmentation, y compris en France où plusieurs dizaines de milliers d’analyses d’ADN seraient chaque année effectuées par des  laboratoires  étrangers  à  la demande de  Français (7).

Les données génétiques recèlent une valeur commerciale

En  parallèle,  le  marché  des  données génétiques se développe à une vitesse croissante. Pour chaque vente d’un kit, la société propose à l’acheteur de conserver  l’anonymat  ou  d’accepter d’être référencé afin de nourrir sa base de données génétiques, qu’elle viendra le cas échéant croiser et compléter par l’utilisation d’autres bases de   données. 

Ce "marché à double face" ne se limite donc pas seulement à la  vente de  tests génétiques mais également à la commercialisation des données issues de ces tests. Fortes de leur richesse en informations et de leur potentiel, il est reconnu à ces données génétiques une  valeur commerciale  qui  induit  une industrie et des circuits marchands.

Dans cette logique, le plus profitable n’est  pas  la  vente  des  kits  (qui sont  souvent vendus à perte) mais l’exploitation des  données  via  ces seconds  marchés. C’est ainsi que des dizaines d’accords de partenariat pour l’exploitation de ces  données  génétiques  ont  été  conclus, dans tous les domaines  :  médicaments, assurances, sport, justice, agriculture, logistique,  marketing,  bien-être,  etc., mais également dans la musique et l’alimentation (8) ! Si cette tendance se confirme, on pourrait tout à fait imaginer  que  les  tests  génétiques  deviennent un objet de consommation courante. Ce  mouvement  est  d’ailleurs  tout  à fait en phase avec l’époque où, sur fond de démocratisation,  chacun revendique un accès à l’information  (au  nom  de  la transparence, tout en exigeant une protection de la vie privée, ce qui n’est pas sans contradiction) et considère que le corps ne saurait mentir (tests ADN utilisés comme preuves judiciaires, empreinte  digitale  pour  le déverouillage) et peut même devenir un outil transactionnel (reconnaissance  faciale pour le paiement).

À cela vient s’ajouter le désir de se mesurer à soi-même (via des applications, montres, etc.), de disposer librement de soi (euthanasie, refus du port du masque en période de pandémie, refus de la vaccination), de se distraire (la généalogie serait le  troisième  hobby pratiqué  par  les Français) et de bénéficier de services individualisés (après les t-shirts et les mugs,  bientôt  les  aliments  et  les médicaments personnalisés).

Une distorsion entre la règle  de droit et son application

Pourtant, encore une  fois, les textes français  en  disposent  autrement. Mais les interdictions légales se révèlent peu  effectives  et  au  final alimentent un sentiment d’impunité des sociétés qui  évoluent  dans ce domaine. La règle est pourtant censée s’appliquer et produire  des effets. Il s’agit d’ailleurs moins d’une ineffectivité du pouvoir législatif (les règles existent) que de l’ineffectivité  du  pouvoir  judiciaire  (les infractions ne sont ni poursuivies ni sanctionnées), qui révèle une certaine insuffisance, défaillance,  incohérence, contradiction du droit, source ellemême d’incertitudes  juridiques.

"Pris de vitesse par la science, la médecine et l’économie, le droit ne doit-il pas se résoudre à s’adapter afin de créer de la sécurité juridique  ?"

Pris de vitesse par la science, la médecine et l’économie, le droit ne doit-il pas se résoudre à s’adapter afin de créer de la sécurité juridique  ? La France doit-elle se résigner à être à la traîne dans l’exploitation des données génétiques ? Plutôt que d’interdire la vente de tests génétiques sur Internet et la commercialisation des données génétiques, et finalement l’accès de tous à son patrimoine génétique, on pourrait vouloir les libéraliser tout en les encadrant. À la faveur de l’actuel projet de révision de la loi bioéthique, on aurait pu espérer que la loi évolue. Mais l’occasion  est  pour  l’instant  manquée puisque,  malgré  une proposition d’amendement en ce sens, le projet de loi bioéthique ne remet pas en cause ces interdictions alors qu’elles ne sont pourtant plus nécessairement en phase avec  les  bouleversements  qu’entraînent la bio-informatique, le Big Data, l’intelligence  artificielle  et  la  génétique. 

 

(1) Articles 16-1, alinéa 3 et 16-5 du Code civil.

(2)  Articles 16-10 et suivants du Code civil

(3)  Article 226-28-1 du Code pénal.

(4) Article 6 de la loi 78-17 du 6 janvier 1978 relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés et article 9.1 du Règlement (UE) 2016/679 du Parlement européen et du Conseil du 27  avril 2016 relatif à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données, et abrogeant la directive 95/46/CE («  RGPD  »).

(5) Article 4 du RGPD.

(6) Article 9.2 du RGPD. Par exemple, si la personne concernée a donné son consentement exprès et explicite pour une ou plusieurs finalités spécifiques.

(7) F. Perbost, Mon génome à moi, La vente de tests génétiques individuels sur Internet, Revue de jurisprudence commerciale – Mars / Avril 2018 – Numéro 2, p.17.

(8) F. Perbost, Le marché des données génétiques, Revue de jurisprudence commerciale – Juillet / Août 2019 – Numéro 4.

Sur l'auteur : 

Fabrice  Perbost  est  avocat  et  associé  au  sein  du  cabinet Harlay Avocats.  Il  y  co-dirige  le  département Technologies  /  Propriété intellectuelle  /  Commercial.  Il  est  également  chargé  d’enseignement à  l’université Paris  II  Panthéon-Assas.  Il  est  président  du  Collège juridique  du  CPA  (Collectif  pour  les  Acteurs  du  Marketing Digital)  et membre  de  son  conseil  d’administration.

 

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