Au nom de la lutte contre le racisme et les fake news, un groupe de cyberactivistes anonymes cherche à ruiner les journaux qui ont le malheur de ne pas respecter le politiquement correct. Retour sur un phénomène inquiétant.

La France est-elle toujours un pays propice à la liberté d’expression ? Pour le moment oui, mais restons vigilants. Certains prônent un retour en arrière, paradoxalement au nom de la tolérance. Parmi ces nouveaux censeurs, un mouvement pour le moment encore méconnu du grand public, les Sleeping Giants. Il s’agit à l’origine d’un groupe de cyberactivistes américains qui, à la suite de l’élection de Donald Trump, est parti en croisade contre les fake news. Leur objectif est initialement louable : assécher le financement des sites complotistes et identitaires en interpellant les annonceurs pour qu’ils retirent des publicités, parfois diffusées à leur insu. Une antenne s’est implantée dans l’Hexagone en février 2017 pour combattre la fachosphère qui prolifère sur le Web. Mais les Sleeping Giants français semblent avoir un autre agenda en tête : couper le financement des médias qui ne pensent pas comme eux.

Pour cela, les moyens les plus nauséabonds sont utilisés : délation, intimidation et mise au pilori sur les réseaux sociaux. Le tout dans l’anonymat le plus complet. Car nul ne sait qui se cache derrière le compte Twitter des Sleeping Giants qui contrôle tout ce qui s’écrit dans les rédactions et punit les « déviants » en promettant de faire fuir les annonceurs.

Haro sur Valeurs actuelles

Après CNews, accusé de donner la parole à Éric Zemmour, c’est le quotidien conservateur Valeurs actuelles qui a fait l’objet d’une attaque en décembre 2019. Dans une série de tweets, ces mystérieux vengeurs masqués ont interpellé les marques qui, via la publicité programmatique, communiquent sur le site de ce pilier de la presse d’opinion française depuis 1966. Le compte a alpagué plusieurs grands groupes pour leur demander pourquoi ils étaient associés à un journal qualifié de semblable aux « pires blogs extrémistes de la toile » mais aussi de « pourvoyeur de haine et d’intolérance, perdant toute légitimité à être comparé à du journalisme, de l’information ou de la presse ».

"Lutter contre les fake news est compréhensible, attaquer un média pour son orientation éditoriale est inacceptable"

Une offensive digitale qui indigne Geoffroy Lejeune, directeur de la rédaction de Valeurs actuelles : « Si lutter contre les fake news est compréhensible, essayer de faire taire un journal pour son orientation éditoriale est inacceptable ». Le journaliste conçoit que les idées portées par ses équipes et lui-même « ne plaisent pas à tous » mais « elles font partie du pluralisme. L’attaquer c’est mettre en péril la démocratie ».

Frapper au portefeuille

Dans un premier temps, l’action menée par les activistes a porté ses fruits. Montrées du doigt, condamnées par de nombreux comptes Twitter fantômes, certaines marques, dans la panique, ont cédé à la pression. En pleine période d’achats de Noël, un bad buzz a pu logiquement effrayer. C’est ainsi que Valeurs actuelles a perdu onze annonceurs. Parmi eux Le Slip Français, Médecins sans frontières, Dell ou Back Market ont choisi de ne plus être mis en avant sur le site. D’autres, sous le coup de l’émotion, ont fait de même avant de rétropédaler. C’est notamment le cas de SFR.

Un mois et demi après cette « fatwa », un premier bilan financier peut être tiré. Les retraits n’ont pas eu l’impact recherché sur le portefeuille de l’hebdomadaire qui se réjouit d’avoir gardé ses partenaires traditionnels sur la presse papier. Une petite victoire puisque, pointer du doigt des marques présentes sur le Web revient insidieusement à les inciter à ne plus être présentes sur le print. Pour l’instant, seule la publicité programmatique est donc touchée, soit « une petite partie d’une petite partie de nos recettes publicitaires qui, cependant, est appelée à croître dans les années à venir », explique Geoffroy Lejeune qui, malgré tout, a immédiatement contre-attaqué.

Faire face

Pourtant, sur le papier, la lutte paraît déséquilibrée : « D’un côté se trouvent des anonymes, de l’autre un groupe de presse tenu de signer ses articles, de déclarer ses actionnaires, de prouver la véracité de toutes les accusations qu’il porte ; ce qui complique les actions en justice », note Benoît Derieux, avocat actif dans le droit de la presse et des technologies chez Chaintrier Avocats. Selon lui, le journal pourrait porter plainte pour diffamation. Mais contre qui ? Des profils Twitter anonymes ? Difficile. D’autant plus qu’une condamnation pour diffamation peut atteindre au maximum 12 000 euros d'amende. Une goutte d’eau par rapport à de potentiels dommages économiques liés à la perte de contrats publicitaires. Voilà pourquoi, l’avocat plaide pour une meilleure prise en compte de ce type de campagne de dénigrement rendue possible par les réseaux sociaux : « Il en va de notre liberté. Aujourd’hui, c’est la droite de la droite qui est attaquée mais ce pourrait être l’inverse un jour », s’alarme Benoît Derieux qui s’interroge : « Quelle sera la prochaine étape si les Sleeping Giants parviennent à ruiner des journaux qui ne pensent pas comme eux ? »

"Quelle sera la prochaine étape si les Sleeping Giants parviennent à ruiner les journaux qui ne pensent pas comme eux ?"

Face au vide juridique, Valeurs actuelles utilise les mêmes armes que ses agresseurs. « Nous avons publiquement remercié les marques qui ont marqué leur attachement à la liberté d’expression et avons dévoilé le nom de celles qui nous ont abandonnés en rase campagne », précise Geoffroy Lejeune. Autre moyen d’action : « Mener une véritable enquête journalistique pour savoir qui se cache précisément derrière les Sleeping Giants ». Des révélations pourraient venir… Mais attention aux preuves avancées car, si un compte Twitter anonyme peut quasi impunément accuser sans fondements, il n’en est pas de même pour un journal qui joue sa crédibilité et ne peut se permettre de divulguer des informations imprécises.

Des soutiens (mais pas politiques)

Ces campagnes d’intimidation parviendront-elles à faire taire les voix qui ne respectent pas la loi du politiquement correct ? Si personne ne s’élève pour condamner dès le départ de tels agissements, c’est plus que probable. Après tout, les pires dictatures naissent du silence des masses, trop apeurées ou aveuglées pour tirer la sonnette d’alarme alors qu’il est encore temps. La classe politique a un rôle à jouer pour rappeler que le pluralisme et la liberté d’expression constituent le cœur de la démocratie. Hélas, pour le moment, celle-ci reste curieusement muette. « Certains responsables politiques de gauche comme de droite nous ont exprimé leur soutien, mais de manière privée, comme s’ils avaient peur d’être à leur tour ciblés par une minorité violente », fait remarquer Geoffroy Lejeune qui déplore notamment « le silence assourdissant du secrétaire d’État au numérique Cédric O ». Heureusement, l’hebdomadaire a pu compter sur l’appui du Syndicat des éditeurs de la presse magazine (SEPM) qui, le 14 décembre, s’est fendu d’un communiqué de presse dénonçant « une campagne diffamatoire et discriminatoire ». Un geste loin d’être anodin de la part du SEPM qui compte parmi ses membres les très à gauche L’Humanité ou Le Monde diplomatique. Certains journalistes ont également donné de la voix pour prendre publiquement la défense de la parution. C’est notamment le cas de Carole Barjon, à la tête du service politique de L’Obs qui, dans un tweet s’est interrogée : « D’abord Valeurs actuelles, puis ensuite qui ? ».

Pour le moment personne. Face aux réactions hostiles et à l’échec relatif de son agression, Sleeping Giants reste pour le moment silencieux. Mais mieux vaut se méfier de l’eau qui dort. Et penser à serrer davantage les rangs lors de la prochaine attaque massive contre un média. Journalistes, publicitaires, élus : vous ne pourrez pas dire que vous ne saviez pas…

Lucas Jakubowicz

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