Alors que l’introduction en droit français de la responsabilité pénale des personnes morales dans les années 1990 avait pour but de protéger le dirigeant en cas d’infraction, l’arrivée de la justice négociée renverse la vapeur. Dorénavant, c’est le deal de justice entre la société poursuivie et le parquet qui risque de faire tomber le chef d’entreprise. Quelle stratégie de défense le dirigeant doit-il dorénavant adopter ? Éléments de réponse.

Comment se défendre lorsque l’entreprise que l’on dirige ou que l’on a dirigée négocie avec le parquet ce que la loi Sapin 2 a introduit en droit français, à savoir une convention judiciaire d’intérêt public (CJIP) ? De plus en plus fréquente, la CJIP cristallise à elle seule la problématique de la politique pénale actuelle visant le chef d’entreprise, à savoir qu’il demeure personnellement responsable lorsqu’il est à l’origine ou qu’il a connaissance de faits de corruption ou de trafic d’influence1 (commis dans un contexte national ou international) au sein de son entreprise. Dès lors, toute une succession de mécanismes sont enclenchés par les autorités judiciaires et par l’entreprise elle-même pour mener à bien cette convention. À chaque étape, des recommandations pour le dirigeant.

Une instruction judiciaire accessoire

Lorsqu’une enquête interne est diligentée soit par l’entreprise, parce qu’elle cherche à comprendre de son propre chef ce qui s’est passé, soit sur demande du procureur qui est averti de faits délictueux, c’est l’entreprise elle-même qui constitue le dossier à charge et à décharge. Première recommandation : le dirigeant doit donc s’assurer d’être entendu par le cabinet d’avocats missionné par la personne morale pour monter le dossier qu’elle présentera au Parquet. Il est en effet maintenant admis que les poursuites se fonderont essentiellement sur les pièces, documents et entretiens récoltés par ce même cabinet. L’instruction judiciaire devenant parfois accessoire, et pouvant même ne pas avoir lieu.

En témoignent les recommandations conjointes de l’AFA et du PNF2 qui indiquent que « la coopération de la personne morale aux investigations judiciaires dont elle est l’objet constitue un préalable nécessaire à la conclusion d’une CJIP » et que « le parquet attend de la personne morale (…) qu’elle ait elle-même activement participé à la manifestation de la vérité au moyen d’une enquête interne ou d’un audit approfondi (…) Les conclusions de cette enquête doivent lui être transmises. » Les choses sont claires : l’entreprise se présente devant le procureur après lui avoir fourni l’ensemble des éléments ­l’incriminant.

Impliquer un nombre ­maximum de dirigeants

Pour l’avocat spécialiste de la défense de dirigeants Benjamin Grundler, il est effectivement impératif que le dirigeant soit entendu dans le cadre de l’enquête interne afin de pouvoir exprimer sa position et le cas échéant éviter toute erreur d’analyse, ce qui peut être fâcheux pour l’ensemble des parties. Il peut être utile même de solliciter l’entretien auprès du cabinet d’avocats réalisant l’enquête (et c’est là la deuxième recommandation), qui doit d’ailleurs faire l’objet d’une retranscription écrite. L’audition peut s’avérer plus complexe lorsque la personne ne fait plus partie de l’entreprise, une hypothèse très fréquente dans la mesure où les faits dénoncés sont souvent très anciens. « Lorsqu’une CJIP est en discussion entre une personne morale et les autorités judiciaires, il me semble impératif que le ou les dirigeants actuels ou anciens concernés soient entendus avant toute signature. À défaut, on s’expose à une possible atteinte des droits de la défense », explique le pénaliste. Et ce d’autant plus, d’une part, que la tentation de faire de l’enquête interne l’unique source du dossier est grande pour les parquetiers, laissant les chefs d’entreprise impuissants face à une investigation menée par leur propre entreprise cherchant à se dédouaner. Et, d’autre part, parce que d’après la théorie Yates, du nom du deputy attorney general Sally Yates, et qui est appliquée par le PNF, « l’une des façons les plus efficaces de poursuivre les manquements des sociétés est de rechercher la responsabilité des individus auteurs de ces manquements »3. En d’autres termes, la société poursuivie aura tout intérêt à impliquer un nombre maximum de dirigeants dans la commission des faits afin de montrer au procureur son souhait de repentance, prouver son crédit et parvenir à une signature.

Là où la complexité de la situation des chefs d’entreprise est à son paroxysme, c’est au cours de la négociation d’une CJIP.

On s’aperçoit alors que l’injustice entre la personne morale et la personne physique est grande : la première est autorisée à négocier4 pour être dispensée d’inscription au casier judiciaire (et ainsi de sauver sa réputation et de continuer à concourir à des marchés publics) lorsque l’autre devra se contenter d’une éventuelle comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité (la CRPC permet d’éviter un procès à une personne qui reconnaît les faits qui lui sont reprochés), aux conditions lourdes de conséquences. Ce constat est récent et n’est dû qu’à l’existence des deals de justice pour les personnes morales. En effet, l’introduction en droit français de la responsabilité pénale de la personne morale par la réforme du Code pénal du 22 juillet 1992 et renforcée par la loi Perben 2 du 9 mars 2004 avait notamment pour objet de faire porter à l’entreprise les conséquences pénales des infractions commises pour son compte en lieu et place du dirigeant souvent éloigné du lieu des faits ou les ignorant. Cette philosophie est totalement mise à mal aujourd’hui.

« Reconnaître les faits mais pas l’infraction »

Concrètement, comment l’entreprise peut-elle avouer les faits sans que ses dirigeants ne fassent de même ? Jean Tamalet, associé chez Bird & Bird à Paris, utilise une formule aussi concrète que révélatrice de l’épineuse situation (on arrive à la troisième recommandation) : « Il faut reconnaître les faits mais pas l’infraction. » Par exemple, consentir qu’un montage fiscal a été réalisé, l’expliquer dans le détail, révéler le montant de l’impôt payé mais ne jamais concéder qu’il s’agit d’une fraude fiscale.

Autre situation ubuesque : lorsque le parquet accepte, en échange de preuves, d’abandonner les poursuites judiciaires à l’encontre du dirigeant. Une sorte de justice négociée dans l’ombre des discussions autorisées, un « gentleman agreement » non prévu par les textes mais de plus en plus répandu. Un problème demeure : cet accord n’engage pas les parquetiers qui n’ont pas pris part à la négociation de la CJIP. Le dirigeant pourra donc être poursuivi malgré la promesse obtenue en secret, et ce, alors même qu’il aura confié à la justice des éléments l’incriminant. Cela peut être le cas lorsqu’une ONG partie civile saisit le procureur de la République postérieurement à l’homologation d’une CJIP. Mieux vaut rester prudent.

La justice doit être sévère

Par ailleurs, l’éventualité de l’échec de la négociation n’est pas à exclure. Car si les CJIP homologuées sont rendues publiques, le nombre de tentatives est confidentiel, et il semblerait élevé. Dès lors, si le dirigeant a aidé à accéder à la vérité en apportant notamment des éléments qui peuvent s’avérer à charge pour lui, quelles garanties a-t-il que ces éléments ne seront pas utilisés contre lui lors d’éventuelles poursuites judiciaires ? Le PNF répond en avançant son devoir de loyauté, expliquant ne pas transmettre les pièces qu’il détient. Voilà une crainte balayée par un argument déontologique imparable.

Il est maintenant admis que les poursuites se fondent essentiellement sur les pièces, documents et entretiens récoltés par le cabinet d’avocats missionné par la personne morale

En France, pour le moment, la justice négociée doit rester l’exception. Certes, la CJIP est rapide et lucrative pour l’État (puisque le parquet n’hésite pas à conditionner la signature d’une CJIP à une amende très élevée). Cependant, la culture des magistrats français n’épargne pas les personnes physiques, bien au contraire : la justice doit être sévère à leur encontre, comme elle l’est pour les auteurs d’infractions de droit commun. « J’ai le sentiment que les procureurs sont de plus en plus conscients de la situation complexe de la personne physique, analyse Benjamin Grundler. Ils sont, selon mon expérience, de plus en plus soucieux que l’ensemble des parties en présence ait pu s’exprimer avant de conclure une CJIP » Mais cela n’est qu’une impression. Pour le moment rien ne le prouve.

En conséquence, pour ce qui est de la stratégie à adopter, les pénalistes tâtonnent encore et travaillent au cas par cas. « La défense de rupture est inefficace en droit pénal des affaires », avance le pénaliste Jean Tamalet, avocat de Carmignac lors de la négociation d’une CJIP mais aussi de Carlos Ghosn en France. Il est entendu que la stratégie de défense adoptée notamment par le célèbre ténor du barreau Jacques Vergès est inadaptée aux textes pénaux incriminant les délits financiers et fiscaux aussi bien qu’à la politique pénale du moment. Un dirigeant dont l’entreprise ou l’ancienne entreprise est poursuivie par la justice a tout intérêt à coopérer. Tout en tentant de sauver son sort. De quoi devenir schizophrène.

Pascale D'Amore

Notes :

1 lire la liste precise des infractions susceptibles d’etre l’objet d’une cjip aux articles 41-1-2, 180-2 et r. 15-33-60-1 et suivants du code de procedure penale.

2 publiees sur le site de l’agence française anticorruption (afa) le 27 juin 2019.

3 9 septembre 2015, yates memo : « one of the most effective ways to combat corporate misconduct is by accountability from the individuals who perpetrated the wrongdoing ».

4 en application de l’article 41-1-2 du code de procédure pénale, la CJIP ne peut être proposée qu’à une personne morale. L’alinéa 7 précise que « les représentants légaux de
la personnes morale mise en cause demeurent responsables en tant que personne physiques. Ils sont informés, dès la proposition du procureur de la République, qu’ils peuvent se faire assister d’un avocats avant de donner leur accord à la proposition de convention. »

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