Charles Duchaine, ancien juge d’instruction et directeur de l’Agence française anticorruption (AFA) depuis mars 2017, a connu une année intense en diligentant ses premières investigations. Il fait le point sur l’état d’esprit de l’AFA lors des contrôles, mais également sur le bilan de ses presque deux années d’exercice.

Décideurs Quel bilan dressez-vous de vos 18 premiers mois à la tête de l’Afa ?

Charles Duchaine. Cela fait bientôt deux ans que je m’intéresse aux enjeux de la corruption, mais, en pratique, nous n’exerçons nos activités que depuis un an. Aujourd’hui, nous sommes une soixantaine et l’agence existe, c’est une réalité ! Bien qu’il y ait, sans doute, encore un manque de visibilité, nous commençons à nous installer dans le paysage institutionnel, grâce notamment à nos premiers contrôles . Nous avons entamé nos missions de conseil aux entreprises quelle que soit leur taille, même si notre intérêt porte prioritairement sur celles qui développent leurs activités à l’échelle internationale et qui sont donc les plus exposées. Nous intervenons également aujourd’hui auprès des administrations publiques. Nous avons noué un certain nombre de contacts, notamment avec le CNFPT1, mais aussi avec des organisations professionnelles, dans la perspective d’actions communes de formation et dans le but d’aider les entreprises et collectivités dans la mise en place de leur programme de conformité. Le 17 octobre 2017 reste une date importante, car nous avons diligenté nos premiers contrôles. Aujourd’hui, nous en sommes à 45 dont sept sont en voie d’achèvement, qui concernent six acteurs économiques et un acteur public. Sur les six premiers contrôles effectués, quatre ont été clôturés par l’émission d’avertissements pour manquement à l’une ou plusieurs des obligations de l’article 17 de la loi Sapin 2. Compte tenu du caractère récent du texte, j’ai souhaité privilégier une démarche pédagogique avec les entités contrôlées. Bien qu’il n’y ait eu, à ce jour, aucune sanction prononcée, notre agence semble être davantage identifiée dans l’opinion grâce à ses activités de contrôle que de conseil, c’est à la fois dommage et rassurant.

Quel constat pouvez-vous dresser des premiers contrôles diligentés ?

Il ressort des premiers contrôles, y compris ceux réalisés dans les très grandes entreprises, qu’elles ne sont pas suffisamment préparées ; les mesures et procédures de conformité, lorsqu’elles existent, étant davantage tournées vers l’antiblanchiment que vers l’anticorruption. Mais nous sommes, pour l’heure, plus sensibles à la progression qu’au résultat. C’est l’une des raisons pour lesquelles je n’ai pas saisi la commission des sanctions, car je pense qu’il faut laisser le temps aux entreprises de mettre en œuvre ces dispositions. Ce qui est important, c’est la sincérité de l’engagement des instances dirigeantes dans la mise en œuvre de ces procédures. Nous ne nous attendons pas à ce que tous les dispositifs atteignent la perfection en six mois. Ce que l’on souhaite, c’est que tout le monde accepte sincèrement ses obligations pour arriver à un niveau convenable de sécurité des entreprises. Lors des contrôles, on trouvera sans doute des manquements ou des insuffisances. Pour être honnête, il y a des entreprises dans lesquelles rien n’est mis en place et d’autres où ce qui a été organisé n’est pas totalement adapté. Prenons l’exemple des banques. Elles sont sensibilisées depuis les années 1990 à la lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme. Elles ont donc élaboré des cartographies qui couvrent seulement ces risques et pas toujours ceux de corruption et de trafic d’influence qui sont ceux qui nous intéressent. Par conséquent, l’entreprise n’est pas protégée. La cartographie reste l’outil par lequel vous identifiez et mesurez les risques. Tout ce qui est mis en œuvre par la suite représente seulement des réponses aux risques identifiés par la cartographie. Le deuxième constat que l’on peut faire, c’est qu’un certain nombre d’entreprises ont du mal à se convaincre et à nous convaincre de la réalité de l’engagement des instances dirigeantes. Ce qui m’intéresse, c’est l’évolution, c’est la progression des entreprises, pour qu’elles se hissent ensemble, progressivement mais sûrement, au niveau des plus hauts standards de la conformité anticorruption.

Vous avez lancé les premiers contrôles avant la publication de vos recommandations. Pourquoi ?

Deux réponses peuvent être apportées. La première est que la loi ne subordonnait aucunement l’entrée en vigueur des obligations de l’article 17, le 1er juin 2017, à l’émission de recommandations. À cette date, nous étions très peu nombreux dans l’agence et il n’était donc pas concevable d’émettre des recommandations. Dans le cas contraire, elles auraient été théoriques et déconnectées de la réalité économique. Je suis magistrat et non pas dirigeant d’entreprise, nous avons préféré attendre d’avoir au sein de nos équipes des personnes qui connaissaient parfaitement ce secteur. Rien n’indiquait ensuite sur quoi allaient porter les premières recommandations. Il nous a paru logique de traiter en priorité les huit points de l’article 17, mais, finalement, rien ne l’imposait. La deuxième raison est que nos équipes de contrôle étaient prêtes au mois d’octobre et qu’il ne fallait pas les démotiver avec une attente ­excessive. Il fallait bien, à un moment ou à un autre, engager nos activités, et nul ne saurait se plaindre de ce démarrage anticipé, puisqu’à ce jour, personne n’a été sanctionné pour les manquements constatés.

Le but n’était-il pas de créer une prise de conscience ?

C’était également un moyen de les faire réagir . Les entreprises sont comme les gens qui les dirigent, elles ont peur du gendarme. Notre force ne réside ni dans les moyens que le législateur nous a donnés ni dans notre importance numérique. C’est le caractère aléatoire de nos contrôles et l’incertitude qui en résulte pour le monde économique et administratif qui nous confèrent un certain pouvoir et confère une crédibilité à notre action. L’aléa est réel, c’est un signal envoyé aux entreprises pour leur dire que nous n’allons pas uniquement les conseiller, mais également
les contrôler.

Votre activité se divise en deux missions distinctes : prévention et sanction. Comment allier efficacement les deux ?

Une fausse distinction entre ces deux notions est entretenue par certains. Ces derniers tentent de nous culpabiliser en nous expliquant que faire de la prévention et du contrôle relèverait d’une sorte de schizophrénie. Comme dans tout système éducatif, nous voulons que les élèves progressent, sans pour autant fustiger ceux qui avancent moins vite. Nous nous situons dans une logique d’accompagnement, de contrôle, de soutien, et nous enclencherons une procédure de sanction en cas de mauvaise volonté. Dans tous les cas, aucun amalgame ne peut être fait entre prévention et sanction, puisque le directeur de l’agence n’a qu’un pouvoir de saisine de la commission des sanctions sur laquelle, je le rappelle, il n’exerce aucune autorité. L’avertissement sans injonction reste mon seul arsenal de contrainte.

Vous êtes actuellement dans une phase d’accompagnement et de pédagogie envers les entreprises. Mais combien de temps cela va-t-il durer ?

Nous poursuivrons inlassablement notre mission de conseil et d’appui, mais, le temps passant, nous serons de moins en moins indulgents avec les entreprises qui ne se conformeront pas à leurs obligations. Ainsi le constat d’un manquement à l’article 17 nous conduira-t-il à saisir la commission des sanctions. Là encore, nous ferons preuve de mesure, car toute une échelle de sanctions existe. Très vraisemblablement, la commission appréciera la réalité des manquements au jour de l’audience. Si lors de sa comparution, l’entreprise est en mesure de justifier qu’elle a réparé les irrégularités constatées à l’occasion du contrôle, alors elle ne sera vraisemblablement pas sanctionnée. Dans quel cas saisirai-je la commission des sanctions ? Quand des transgressions multiples et répétées seront établies. Le fait que les dirigeants ne s’engagent pas sincèrement dans la mise en œuvre des procédures ne constitue pas, en soi, un manquement à l’article 17, mais trahit une absence de sincérité dans l’application du dispositif qui en ruine l’efficacité : c’est, en quelque sorte, l’élément intentionnel du manquement. La constatation d’infractions de corruption dans une entreprise qui n’aurait pas élaboré les procédures pour les éviter constitue une raison, non seulement d’établir un signalement au procureur de la République, mais également, dans certains cas au moins, de saisir la commission
des sanctions.

Pourquoi avoir commencé par contrôler les acteurs privés avant les acteurs publics ?

Nous avons rencontré plus de difficultés à attirer des profils compétents dans le secteur public, ce qui nous a amenés à différer nos recrutements, donc notre action. Je suis très attaché au fait qu’aucune distinction ne soit faite dans le traitement des atteintes au devoir de probité, selon qu’elles intéressent des entités privées ou publiques. Je tiens, pour des raisons d’équité et de logique, à ce que les deux phénomènes soient traités de manière similaire et en même temps. A contrario, le législateur a instauré une dichotomie non pas dans le domaine du traitement de la corruption, mais dans la réponse apportée aux manquements à la prévention des risques de corruption. Des obligations particulières et des sanctions sont prévues par l’article 17 pour les acteurs économiques, qu’ils soient privés ou publics. Aucune obligation similaire et donc aucune sanction ne sont prévues pour les acteurs publics. Ce constat nous amène à accomplir beaucoup d’efforts pour rétablir un équilibre. À ce titre, nous développons des moyens de formation dédiés à ces acteurs, comme la création d’un mooc en collaboration avec le CNFPT. Nous encourageons les collectivités territoriales à appliquer les mêmes règles sans pouvoir toutefois les y contraindre. Nous pourrions souhaiter l’intégration de sanctions pécuniaires contre les administrations de l’État, les collectivités territoriales ou leurs établissements, mais l’amende serait finalement supportée par le contribuable… À mon avis, les peines de publicité sont les plus adaptées.

Vous travaillez conjointement avec le PNF pour l’édiction de lignes directrices communes concernant la CJIP et la possible réduction de peine pour les entreprises qui s’autodénonceraient. Où en êtes-vous ?

Il y a actuellement un groupe de travail entre le PNF et nous. Eugène Sue, dans Les Mystères de Paris, disait qu’il était injuste, dès lors qu’on punissait ceux qui commettaient de mauvaises actions, de ne jamais récompenser ceux qui se tenaient bien ou en faisaient de bonnes. L’autodénonciation ne fait pas partie de notre culture et encore moins de celle des chefs d’entreprise, habitués à mesurer les risques et à peser le pour et le contre. Dans bon nombre de cas, le chef d’entreprise privilégiera la politique de l’autruche. Cette façon de faire n’est pas la bonne aux États-Unis, car la recherche et la répression des infractions économiques sont très importantes. Le risque d’être pris et condamné est tel que le système incite les personnes à se dénoncer. A contrario, le système français se montre trop faible dans la détection et dans la sanction de ces infractions, il est vrai, clandestines et dissimulées, pour constituer un véritable encouragement à l’autodénonciation. Aujourd’hui, nous n’avons pas les moyens de les déceler efficacement. Et quand nous les identifions, elles sont traitées dans un délai trop long et les conséquences ne sont généralement pas à la hauteur des préjudices occasionnés ou des enrichissements illicites réalisés. Mais les choses évoluent peu à peu, et nous essayons d’encourager ce changement. Et, à ce titre, le système doit être prévisible, lisible, les parquets doivent pouvoir, sans complaisance aucune, garantir aux entreprises qui s’autodénonceraient qu’elles y trouveront une contrepartie, un avantage. La vertu, même tardive des acteurs économiques doit être récompensée, c’est l’esprit de la convention judiciaire d’intérêt public.

 

Alexandre Lauret

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