Depuis de nombreuses années, l’Institut de l’Entreprise pense et valorise le rôle de l’entreprise dans la société. Flora Donsimoni, directrice générale depuis 2023, suit de près les mutations du monde du travail. Elle nous livre son analyse sur la place de l’intelligence artificielle (IA).

Décideurs. Où en sont les entreprises concernant l’IA ? Constatez-vous une disparité de son adoption et de ses usages selon la taille des structures ?

Flora Donsimoni. Une récente étude du Journal du Net indique que 58 % des entreprises de grande ou moyenne taille explorent l’IA, mais que seulement 30 % d’entre elles ont passé l’étape de la formation de leurs collaborateurs. Une différence persiste en effet avec les organisations plus petites, puisqu’en décembre 2023 la BPI soulignait que seuls 3 % des dirigeants de TPE/PME utilisaient l’IA de façon régulière, et que 72 % n’en voyaient pas l’utilité. L’écart risque de se creuser et peut engendrer des scissions importantes, presque sociales, si les inégalités persistent et s’intensifient. 

Un autre chiffre provenant du gouvernement doit être souligné : 14 % des salariés français utilisent d’ores et déjà l’IA, mais 68 % d’entre eux le font sans que leur supérieur n’en soit averti. Cela doit retenir l’attention des employeurs concernant les enjeux de RGPD et de propriété intellectuelle.

Nous avons beaucoup entendu parler du "frottement schumpétérien" que pourrait créer l’IA : des métiers qui apparaissent quand d’autres disparaissent... Le constatez-vous dès à présent, et percevez-vous un risque de voir certains métiers disparaître complètement ?

Les métiers qui seraient susceptibles d’être menacés par l’IA ont déjà été impactés par le digital. Ce qui change, par contre, c’est que l’impact de l’IA générative se répercute à présent sur des postes qualifiés. Les études analysant cette tendance convergent : il faut s’interroger davantage sur les tâches que sur les métiers. D’ici à 2035, il existe un risque d’automatisation de 30 % des heures travaillées ; dans les pays à revenus élevés, 33 % des emplois pourront être remplacés par l’IA. Toutefois, ce qu’il faut prendre en compte, c’est la convergence avec l’évolution de la démographie des pays. L’OCDE est également très précautionneuse concernant ce point et explique que les entreprises préfèrent ne pas remplacer les personnes en poste mais les former. Un point de vigilance doit être porté sur les métiers à venir. Le marché va demander une main-d’œuvre plus qualifiée en matière d’intelligence artificielle, disposant également de compétences sociales et émotionnelles. Par exemple, si l’IA peut remplacer certaines fonctions commerciales, elle n’est pas capable de se substituer à des commerciaux de "haut vol". 

"Selon l’OCDE, l’obsolescence des compétences est passée de trente ans dans les années 80 à deux ans et deux mois dans la tech"

Il est à présent avéré que l’intelligence artificielle permet des gains de temps. Comment déterminez-vous qui des salariés ou de la productivité profitera de cette économie de temps de travail ?

Chaque décideur et dirigeant devra arbitrer selon sa situation économique, en fonction de la concurrence à laquelle il fait face et de la disponibilité des talents qu’il recherche sur le marché du travail. Une discussion est également envisageable à l’échelle des branches de métier et même au niveau du dialogue professionnel, au plus proche du terrain. 

L’étude Roland Berger indique un potentiel de 1,4 million de métiers augmentés grâce à l’IA. Cela équivaut à un gain de temps non négligeable. À titre d’exemple, dans le numérique, il est estimé à 55 % pour la production de code informatique, et à 37 % pour la rédaction de textes littéraires basiques. L’arrivée de l’IA suscite des sentiments contradictoires. L’OCDE précise que 53 % des salariés utilisant l’IA reconnaissent un certain épanouissement en la matière, car elle leur permet de se débarrasser de certaines tâches fastidieuses. Et en même temps, ils redoutent une certaine intensification des tâches, s’inquiètent de la gouvernance de l’IA et des potentiels biais de discrimination dans le champ des RH. Le dialogue social doit pleinement jouer son rôle afin d’amener tous les salariés vers cette transition par la formation massive, tout au long de la vie.

Des réglementations autour de l’IA se mettent en place. Comportent-elles selon vous des écueils ?

Il faut se soucier de l’éthique de l’IA : des biais sont présents, des discriminations sont possibles. Par ailleurs, il est primordial que l’utilisateur puisse savoir s’il fait face à une IA ou non. Toutefois, la France et l’Europe ne doivent pas prendre de retard et laisser encore une fois les États-Unis innover, l’Asie produire et l’Europe réguler. Notre positionnement ne doit pas se faire aux dépens de la compétitivité. Il va falloir être curieux et tenace à la fois. L’IA doit nous tirer vers le haut mais cela nécessite de se préparer en amont. Il s’agit aujourd’hui d’un enjeu important pour le privé et le public. L’Éducation nationale doit également s’emparer de cette thématique en l’incorporant aux pratiques pédagogiques. 

Selon l’OCDE, l’obsolescence des compétences est passée de trente ans dans les années 80 à deux ans et deux mois dans la tech. L’enjeu est d’emmener tous les employés vers l’usage de ces technologies.

Propos recueillis par Elsa Guérin

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