Il y a près d’un siècle naissait sur le port de Saint-Tropez K.Jacques, une petite marque artisanale de sandales de cuir aux lignes épurées et à l’élégance intemporelle. 85 ans plus tard, la boutique de village est devenue une griffe de luxe et ses produits des références, mais sa dimension d’artisan d’exception et son attachement au territoire qui l’a faite demeurent inchangés. Visite au pays de Bardot, du pastis et d’un certain luxe pour initiés.

et celle d’un savoir-faire... Et puis il y a le reste ; ces "suppléments d’âme" qui distinguent certaines marques plus confidentielles des category killers à l’image verrouillée : une puissance d’évocation, l’ancrage dans un territoire, la résonance d’une tradition et, à travers elle, d’une époque et d’un univers… K.Jacques est de celles-là. Porteuse d’un concentré de soleil et d’été, évocatrice de températures qui montent et de soirées qui s’allongent ; surtout, indissociable de Saint-Tropez, le village mythique où, depuis plus de 85 ans, cet artisan d’exception fabrique ses sandales de cuir aux lignes épurées et à la robustesse éprouvée. Celui sur lequel la Maison a bâti son identité et auquel elle a choisi de s’identifier jusque dans sa signature, préférant un "K.Jacques St Tropez" au traditionnel "Hongkong, Milan, New York" des acteurs de sa catégorie.

"K.Jacques est ancré dans son territoire, il est essentiel qu'il y reste. Le soleil et la mer font partie de son ADN"

Un choix révélateur que confirmera, il y a quelques années, son refus de déménager en Dordogne dans plus grand et plus stratégique. Motif invoqué : "K.Jacques, c’est la mer." Et pour Bernard Kéklikian, fils du fondateur et aujourd’hui à la tête de l’entreprise, cet élément d’identité est non-négociable. "K.Jacques est ancré dans ce territoire, il est essentiel qu’il y reste; assène-t-il. Le soleil et la Méditerranée font partie de son ADN". Lequel est d’autant plus jalousement préservé qu’il se révélera un levier de croissance stratégique lorsque, à compter des années 1950, le village de pêcheurs se transformera en haut lieu de la mode, attirant la population de stars en goguette qui contribuera à transformer la petite production d’artisanat local en véritable référence pour initiés.

Made in Saint-Tropez

Tout commence en octobre 1933, lorsque Jacques Kéklikian et son épouse Élise, tous deux réfugiés arméniens, s’installent à Saint-Tropez pour y ouvrir un petit commerce de sandales artisanales. Elle sait coudre et dessiner ; lui est habile de ses mains et déjà formé au travail du cuir pour avoir été, quelques années plus tôt, apprenti bottier à Draguignan. Ensemble, ils louent un atelier-boutique sur le port. 20 m² tout au plus dans lesquels Jacques se met à confectionner des spartiates. Lorsqu’il cherche à y faire graver son nom, il s’aperçoit que son orthographe implique un coût trop élevé. Pour "rentrer dans le budget", raconte son fils, il décide de l’abréger en K.Jacques, donnant naissance à la marque qui, au milieu des années 1950, va connaître un coup de projecteur inespéré.

"Nous ne voulons surtout pas inonder le monde de nos produits"

"Cette année-là sortait ʺEt Dieu Créa la Femmeʺ et Brigitte Bardot était partout, raconte Bertrand Kéklikian. Elle a fait décoller le village et lorsqu’on l’a vue avec une paire de nos sandales aux pieds, tout s’est accéléré". De Pablo Picasso à Joan Collins en passant par Jean Cocteau, Romy Schneider et Colette… tous adoptent la K.Jacques. "Ils venaient à la boutique et mon père les recevait sans façon, poursuit-il. Simplement, comme tout ce qu’il faisait. Les gens, qu’ils soient tropéziens ou personnalités en vue, entraient et lui disaient : ʺ Jacques, tu peux me faire ça ? ʺ et il répondait toujours : ʺoui, c’est possible ʺ. De quoi instaurer au sein de l’entreprise familiale une culture de la simplicité dont elle ne se déparera jamais. Pas même lorsque Georges, l’un des trois enfants, conclut dans les années 1980 avec le Club Med la plus grosse vente jamais enregistrée par la Maison : 300 paires… ou lorsque, sous l’afflux des revendeurs, la marque commence à s’exporter, jusqu’à vendre aujourd’hui "partout où il y a l’été" : de la Californie au Moyen-Orient en passant par la Nouvelle Calédonie, le Portugal, le Liban ou Israël. Pas même lorsqu’au début des années 2000 Kate Moss « met le feu » en se laissant photographier, sourire aux lèvres et K.Jacques aux pieds, ou lorsqu’en 2008, Le Figaro, intrigué par le phénomène, consacre à la marque une pleine page qui va la propulser dans une autre catégorie…

Beau, simple et juste…

"Jusqu’alors on était le bon petit artisan qui fabriquait un produit de qualité, explique Bernard Kéklikian. Avec cet article, nous sommes devenus une marque de luxe." D’autant plus légitime sur ce nouveau territoire que, sans le savoir, elle en a déjà les fondamentaux. "Le fait d’être ancré à Saint-Tropez, poursuit-il, d’y avoir non pas une usine mais un atelier où tout est fait main, de choisir nos cuirs sans regarder leur prix… Tout cela a joué dans la montée en gamme de notre image et, dans la foulée, de notre offre". Légitimant l’entrée de la marque sur le marché dit luxe sans pour autant l’emmener à changer sa philosophie qui, affirme son Pdg, reste la même que celle des premières années. "On respecte le produit et le client, résume-t-il ; et pour cette raison on cherche uniquement à faire beau, simple et juste". Par "simple" comprenez épuré –  "la sandale étant en réalité complexe à fabriquer", précise-t-il, surtout lorsque, comme chez K.Jacques, elle est confectionnée de manière à être réparable et, par conséquent, "démontable". Et par "juste" entendez non pas uniquement esthétique mais aussi robuste et utile. Conçue pour être utilisée au quotidien et pour durer. "À ce prix, ça doit durer, sinon, ce n’est pas du luxe !" assène Bernard Kéklikian qui, une fois encore, en appelle aux origines de la marque. "Au départ, nos sandales étaient des produits fonctionnels, destinés entre autres aux pêcheurs ; même si son positionnement a évidemment évolué, explique-t-il, elle doit conserver cette dimension de praticité et de confort." Cette capacité à "magnifier l’utilitaire".

Luxe pour initiés

Et, avec celle-ci, son positionnement d’artisan de luxe, capable de vendre 55 000 paires de sandales par an et d’en viser 60 000, sans sacrifier ce qui fait sa spécificité. Cette "exception" qui, selon la famille à la tête de l’entreprise depuis trois générations maintenant, implique de rester l’expression d’un luxe pour initiés. Une marque confidentielle pour les uns, incontournable pour les autres. "Au fil des années nous avons reçu beaucoup de propositions destinées à nous faire grossir, nous les avons toutes refusées. Cela ne nous intéresse pas. Nous ne voulons surtout pas "inonder le monde" de nos produits, explique Bertrand Kéklikian à qui un investisseur bien intentionné l’avait un jour proposé. On y perdrait tout ce qui fait notre différence." Cet ancrage territorial et culturel grâce auquel, aujourd’hui encore, "avec ces sandales, on achète un petit bout de Saint-Tropez," résume-t-il. Quelque chose d’authentique, non pas calqué sur une mode mais ancré dans une tradition. Porteur d’un héritage entretenu avec suffisamment de soin et d’affect pour qu’en 2011 K.Jacques soit reconnue « entreprise du patrimoine vivant » et que, depuis des décennies, chaque création se voie donner "un nom de baptême –(Épicure, Andromède, Zénobie, Agapanthe… ndlr) choisi en fonction de sa musicalité mais aussi du modèle, de manière à incarner chaque produit", explique Lucille Bergere, coordinatrice du bureau de style et en charge du patrimoine de la marque. Cet actif immatériel, comme disent les pros du marketing, composé de 2 200 modèles exclusifs aujourd’hui "répertoriés, verrouillés, protégés" et d’un inimitable parfum de Méditerranée.